À la fin de la Seconde Guerre mondiale,
l’état-major des États-Unis met en place l’opération Paperclip à l’insu du
Président Roosevelt. En quelques années, près de 1500 scientifiques nazis sont
exfiltrés et recrutés pour lutter contre l’URSS communiste. Ils poursuivent
notamment des recherches sur les armes chimiques, sur l’usage des psychotropes
dans la torture, et sur la conquête spatiale. Loin de les affecter à des postes
subalternes, le Pentagone leur confie la direction de ces programmes qu’ils
marquent de leur empreinte idéologique.
La Seconde Guerre mondiale à peine terminée sur
le théâtre européen, les États-Unis et l’URSS entrent en rivalité. Leur
priorité devient de piller le plus rapidement l’ennemi vaincu, le IIIe Reich.
Le savoir-faire technologique développé par les scientifiques allemands suscite
toutes les convoitises bien qu’il soit le fruit d’une exploitation d’une main
d’œuvre servile issue des camps de concentration.
Une partie de l’état-major états-unien,
bouleversée par ce que découvrent ses hommes à Dachau, Auschwitz, Dora, ordonne
de recueillir le plus grand nombre de preuves possible en vue d’un procès des
dirigeants nazis. D’autres officiers de l’état-major considèrent au contraire
que ces criminels forment un personnel irremplaçable qu’il convient de mettre
au service de la puissance des États-Unis. Une opération militaire de
récupération des scientifiques allemands ayant travaillé pour le IIIe Reich est
donc montée par le Pentagone. Appelée « Operation Paperclip »
(Opération Trombone), elle est confiée à la Joint Intelligence Objectives Agency
(JIOA) , qui regroupe alors l’ensemble des services de renseignement
militaires états-uniens. Comme l’expliquera plus tard son directeur, Bosquet
Wev, « le gouvernement se préoccupait
de "bagatelles" - les dossiers des nazis - au lieu de
privilégier "l’intérêt des États-Unis, et gâchait ses forces
inutilement à vouloir frapper un cheval nazi mort" » .
L’opération se heurte à de vives résistances à
la fois chez les responsables politiques et dans l’état-major. La position du
président Franklin Delano Roosevelt était claire : interrogé par William
Donovan, chef de l’OSS, sur l’opportunité d’accorder des privilèges aux
officiers SS et aux membres du ministère des Affaires étrangères allemand, le
président des États-Unis refuse. Parmi les personnes ainsi recrutées par
l’OSS, « certains devront peut-être carrément être jugés pour crimes
de guerre ou au moins arrêtés pour avoir participé de manière active aux
activités nazies », argue-t-il. Passant outre l’ordre présidentiel, la
JIOA prend la décision de falsifier les dossiers militaires des scientifiques
allemands qu’elle projette d’exfiltrer aux États-Unis .
Les scientifiques les plus convoités dans
l’immédiat sont ceux qui ont fait peser la menace la plus lourde sur le camp
des Alliés, c’est-à-dire ceux chargés de la conception des redoutables missiles
V2. Leur chef de file est Wernher von Braun. Agé de seulement 32 ans en 1945,
il s’agit d’un des plus brillants ingénieurs de l’époque. Dès les années 1930,
il travaille sous la houlette d’Hermann Oberth, père de la fusée allemande. Il
rejoint la SS et le commandement personnel du chef de l’organisation, Heinrich
Himmler, avant d’obtenir le grade de commandant. Pendant la guerre, il
travaille au centre de Peenemünde sur le projet de fusées V2. Celles-ci sont
construites à l’usine Mittelwerk, par du personnel venu du camp de
concentration de Dora.
Présentation aux dignitaires nazis du centre de
recherche de Peenemünde où fut conçue la « guerre des étoiles » et
réalisés les V2. Von Braun devint ultérieurement le patron de la NASA.
Après la victoire des Alliés, il est interné un
temps à Garmisch par l’équipe du colonel états-unien, Holger Toftoy, habité
d’un projet fou : relancer sur la base de Fort Bliss, aux États-Unis, le
programme de fusées sur lequel travaillait von Braun.
Il charge d’ailleurs celui-ci de convaincre avec
lui ses anciens collègues de rejoindre l’aventure. La tâche n’est pas très
difficile : la plupart des scientifiques concernés risquent, s’ils restent
en Europe, d’être traduits devant un tribunal pour « complicité de crimes
de guerre ». Parallèlement, un des directeurs de la JIOA, E.W. Gruhn, se
charge d’établir une liste des scientifiques allemands et autrichiens les plus
qualifiés pour les faire recruter par ses services. Il s’appuie pour cela sur
Werner Osenberg, qui a dirigé la section scientifique de la Gestapo chargée de
vérifier la fiabilité politique des savants travaillant pour le Reich. Les
rapports et dossiers de la sinistre police permirent à Osenberg d’établir une
liste de quinze mille noms de scientifiques, mentionnant leurs affiliations
politiques et leur valeur scientifique. Ainsi que l’observe Linda Hunt, cette
méthode « favorisait l’embauche de nazis convaincus » .
Le programme confié à von Braun n’obtient pas
immédiatement les résultats attendus. En juin 1947 le premier V2 modifié est
tiré depuis la rampe de lancement de White Sands Proving Ground, au
Nouveau-Mexique. La fusée, assemblée à partir de pièces allemandes trouvées à
Mittelwerk, s’écarte de sa trajectoire initiale pour aller s’écraser de l’autre
côté de la frontière mexicaine, à moins de cinq kilomètres d’un quartier
surpeuplé de la ville de Juarez. Ce qui oblige Washington à expliquer
immédiatement aux Mexicains qu’il ne veut en aucun cas lancer une attaque de
missiles contre leur pays.
Note déclassifiée du chef d’État Major de l’US
Air Force datée du 2 juin 1953 attestant que 820 scientifiques nazis ont déjà
été recrutés dans le cadre de Paperclip.
Le transfert de scientifiques aussi impliqués
dans l’appareil nazi ne pouvait se passer sans encombre. Nombre d’entre eux
n’ont accepté cet « exil » que sous la menace de poursuites
judiciaires dans leur propre pays. Ce qui n’est pas un gage de fiabilité. Au
mieux, ils considèrent collaborer avec un allié objectif dans la lutte contre
l’URSS. Au pire, ils sont décidés à partager le moins possible les technologies
qu’ils maîtrisent, ou bien à les vendre au plus offrant. Ces problèmes sont
d’ailleurs identifiés dès le début de l’opération. Walter Jessel, lieutenant de
l’armée états-unienne, a été chargé en 1945 d’évaluer la loyauté des
scientifiques avant qu’ils ne quittent l’Allemagne. Son rapport, fondé sur des
interrogatoires, conclue que von Braun et ses hommes cherchent à cacher leurs
informations aux officiers états-uniens. Selon le militaire états-unien, leur
faire confiance serait « une absurdité évidente ». Après tout,
les scientifiques allemands étaient, encore très récemment, dans le camp ennemi.
Malgré cela, ils ne seront jamais placés sous stricte surveillance par le
commandant James Hamill, pourtant directement responsable du groupe Paperclip à
Fort Bliss : « non seulement (…) les membres de Paperclip
étaient autorisés à avoir largement accès aux informations secrètes, mais (...)
il n’y avait ni couvre-feu, ni vérification du courrier allemand ». De
plus,« les activités des scientifiques à l’extérieur étaient très peu
contrôlées ». Ce qui témoigne, soit d’une légèreté incroyable, soit d’une confiance
aveugle ne pouvant s’expliquer par de la simple naïveté.
Une opération d’« intérêt national »
L’opinion publique ne s’émeut pas de cette
arrivée sur le territoire états-unien d’anciens scientifiques nazis. D’autant
qu’elle est soigneusement désinformée sur le sujet. Fin 1946, le département de
la Guerre organise même une journée porte ouverte à Wright Field afin de
présenter une délégation de« savants allemands » à la presse.
Les articles publiés à la suite de cette initiative de pure propagande passent
totalement sous silence les antécédents douteux de ces ingénieurs si brillants.
La doxa du Pentagone veut que tous aient été « passés au crible ».
Le sous-secrétaire à la Guerre Patterson déclare
notamment qu’« aucun scientifique soupçonné de crimes de guerre n’a été
introduit aux États-Unis ». En réalité, d’importantes dissensions existent
au sein même de la base de Wright Field, où plusieurs militaires états-uniens
s’indignent de devoir travailler avec des« criminels de guerre
nazis ». Theodor Zobel est ainsi accusé d’avoir « effectué des
expériences sur des êtres humains quand il dirigeait les souffleries de
Chalais-Meudon, en France », une information confirmée par un rapport de
l’OMGUS, l’administration militaire états-unienne de Berlin.
L’expert en carburant de Jet, Ernst Eckert, voit
resurgir son passé d’ancien membre de la SA, puis de membre du NSDAP à partir
de 1938, et de la SS en 1939. Mais la politique du Pentagone consiste à
protéger au maximum ses hommes, tout en poursuivant les exfiltrations. À partir
de l’été 1947, la JIOA lance une nouvelle opération intitulée « National
Interest » (Intérêt national) qui lui permet de recruter toute la gamme
des scientifiques nazis, même ceux condamnés pour crime de guerre. Elle leur
propose de travailler pour l’armée ou pour de grandes entreprises privées,
notamment Lockheed, W.R. Grace and Company, CBS Laboratories et Martin
Marietta. Otto Ambros est de ceux qui bénéficièrent du programme. Directeur de
l’IG Farben pendant la guerre, il participa à la décision d’utiliser le Zyklon
B (produit par une filiale d’IG Farben) dans les chambres à gaz, et choisit
seul le camp d’extermination d’Auschwitz pour y installer une usine. Ce qui lui
permit de faire produire par une main d’œuvre en condition d’esclavage des gaz
asphyxiants qu’il testait sur place sur des prisonniers, avant que leur usage
ne soit généralisé à tous les camps. Déclaré coupable d’esclavage et de
meurtres en série à Nuremberg, il bénéficie néanmoins de la clémence du
tribunal et n’est condamné qu’à huit ans de prison.
Durant sa période de détention, son nom est
maintenu sur la liste d’embauche de la JIOA, qui le recrute dès sa libération
prématurée par John McCloy, haut-commissaire états-unien pour l’Allemagne. Il
est alors intégré en tant que « conseiller » dans les effectifs de
W.R. Grace Company, Dow Chemical ainsi que dans ceux de l’US Army Chemical
Corps.
Objectif Lune
Malgré les difficultés rencontrées au début du
programme, l’opération Paperclip tient vite ses promesses dans plusieurs
domaines, où l’état-major n’hésite pas à placer « ses » scientifiques
nazis à des postes clés. Le plus emblématique est celui de la conquête
spatiale, où s’illustre toute l’ancienne équipe des V2, qui dirige pratiquement
l’intégralité des recherches. Érigé en priorité par le président John F.
Kennedy en 1961, l’envoi d’un homme sur la Lune est directement confié aux
ingénieurs nazis de l’équipe de Wernher von Braun.
Ce dernier devient le premier directeur du
Marshall Flight Center, le centre spatial de la NASA à Huntsville. Arthur
Rudolph est nommé directeur de projet pour le programme de la fusée Saturne V,
celle-là même qui atteindra la Lune en 1969. Pendant la guerre, en tant que
chef de la production à Mittelwerk, Rudolph était notamment chargé de fixer le
nombre d’heures de travail réalisable par les prisonniers venus du camp de
concentration voisin de Dora.
Enfin, l’ancien membre de la SS, de la SA et de
deux autres groupes nazis, Kurt Debus, devient le premier directeur du Kennedy
Space Center à Cap Canaveral.
La collaboration des trois hommes permet aux
États-Unis de réaliser l’un des accomplissements les plus spectaculaires de son
histoire puisque, le 21 juillet 1969, Neil Armstrong pose le pied sur la Lune.
Un véritable couronnement pour la coopération scientifique entre le parti nazi
et l’état-major états-unien.
Hubertus Strughold
Scientifique nazi ayant coordonné
des expériences sur la résistance
au froid des déportés de Dachau.
Recruté par Paperclip.
des expériences sur la résistance
au froid des déportés de Dachau.
Recruté par Paperclip.
Mais ce n’est pas le seul domaine où cette
coopération parvient à d’excellents résultats. Au début des années 1950,
l’armée états-unienne lance un programme destiné à améliorer la connaissance de
la santé des pilotes et des soins à leur proférer en cas d’accident ou de
circonstances extrêmes, tel que le parachutage en très haute altitude. Ces
recherches sont centralisées à l’École de médecine aérienne de Randolph Field,
au Texas, sous la direction du général Harry Armstrong. Plusieurs scientifiques
nazis y travaillent à ses côtés. Le plus éminent d’entre eux est Hubertus
Strughold. Celui-ci, après avoir vécu aux États-Unis pendant
l’entre-deux-guerres, devient, pendant le conflit, responsable de l’Institut de
la Luftwaffe pour la médecine aérienne à Berlin. Un centre de sinistre mémoire :
des scientifiques y ont mené des expérimentations particulièrement atroces sur
des détenus de camps de concentration afin de vérifier la durée de résistance
au gel, à l’absorption d’eau salée et au manque d’oxygène.
Officiellement, Strughold n’aurait pas eu
connaissance de ces expériences. Elles ont pourtant été menées par ses proches
collaborateurs : Siegfried Ruff, responsable des expériences de simulation
de haute altitude (qui rendaient les détenus complètement fous par manque
d’oxygène) a même coécrit un livre de santé aérienne avec lui. Ruff manqua
d’ailleurs lui aussi d’être recruté dans le cadre de Paperclip, après avoir été
miraculeusement acquitté à Nuremberg. Aujourd’hui encore, le bâtiment de l’US
Air Force à San Antonio porte le nom d’Hubertus Stronghold.
Edgewood Arsenal : du gaz moutarde au contrôle des
cerveaux
Le code de Nuremberg, destiné notamment à
prévenir la réédition des horreurs nazies, ainsi que les lois régissant la zone
états-unienne d’Allemagne interdisant aux Allemands de faire des recherches sur
la guerre chimique, n’ont pas empêché le gouvernement des États-Unis d’utiliser
les cerveaux nazis dans le cadre de Paperclip, bien au contraire.
La base militaire ultra-secrète d’Edgewood
Arsenal, dans l’État du Maryland, était depuis 1922 le principal centre de
recherche médicale sur la guerre chimique aux États-Unis. D’abord pour tester
les gaz inventés par les Allemands pendant la guerre, et plus tard les méthodes
de manipulations psychologiques, de nombreux scientifiques de l’opération
Paperclip y menèrent des expériences de 1947 à 1966, souvent de manière trop
empirique et en utilisant les cobayes qu’ils avaient sous la main. Ce qui
n’arrangea pas l’image de Paperclip, même parmi le personnel scientifique qui y
était basé en permanence. Ainsi le directeur scientifique d’Edgewood à
l’époque, Dr Seymour Silver, commentait-il leurs travaux en ces
termes : « Leur appréciation générale autant en ce qui
concernait le choix des sujets que sur les expériences elles-mêmes était
erronée, très mauvaise ». Or dans un domaine des gaz de combat, des gaz
incapacitants et des psychotropes, de telles méthodes eurent des conséquences
humaines terribles.
L’un des premiers nazis recrutés sur la base est
Kurt Rahr, second couteau nazi autant inquiété en Allemagne pour des délits de
droit commun que pour son soutien au IIIe Reich. Malgré un rapport défavorable
le jugeant indigne de confiance et donc dangereux pour la sécurité des
États-Unis, la JIOA envoie ce spécialiste de l’électronique haute fréquence à Edgewood
en septembre 1947. Mais on ne lui confie pas de travaux classés secrets et il
est trop modéré au goût de Hans Trurnit, autre recrue importée en 1947 de
l’élite scientifique nazie cette fois, qui l’accuse d’être communiste et le
fait renvoyer en Allemagne. Titulaire à l’université de Kieldu de 1934 à 1940,
Trurnit y a été l’adjoint du professeur Holzlöhner , qui mena, pendant la
deuxième guerre mondiale, des expériences concernant le froid sur des
prisonniers de Dachau.
Mais le principal atout d’Edgewood dans le cadre
de Paperclip reste le chimiste Friedrich Hoffmann, lui aussi parmi les premiers
arrivés sur la base. Cet ancien candidat recalé aux SA synthétisait pendant la
guerre les gaz toxiques et les toxines pour le laboratoire de chimie de guerre
de l’université de Würzburg et l’Institut de recherches techniques de la
Luftwaffe. Arrivé aux Etats-Unis, il est chargé d’inventer de nouvelles tenues
de protection et des antidotes contre les deux gaz les plus mortels inventés
par les nazis dont dispose l’US Army, le Tabun et le Sarin, ramenés en grande
quantités depuis l’Allemagne dans les arsenaux états-uniens. À l’aide des
rapports sur les expériences menées dans les camps de concentration et de
cobayes choisis parmi des soldats de la base, volontaires mais peu informés sur
la réalité des expériences, il tente de déterminer quels effets produisent ces
gaz sur l’organisme. Le protocole expérimental est sommaire : une vaste
pièce est aménagée en chambre à gaz, on y place des animaux et des soldats à
qui l’on demande d’ôter leur masque à gaz et de respirer des doses de poison
jusqu’à ce qu’ils ne le supportent plus. Ainsi le soldat Don Bowen raconte,
après avoir vu tous les animaux de la pièce agoniser dans d’atroces
souffrances : « Mon premier réflexe fut de ne pas respirer. Et
quand finalement j’ai pris une longue inspiration, le gaz me brûla le nez, la
gorge et les lèvres ». De nombreux cobayes sont ainsi hospitalisés pour
divers troubles après avoir respiré de faibles doses de gaz moutarde ou Tabun.
Le LSD, arme de guerre psychologique
En 1949, les scientifiques de Paperclip basés à
Edgewood se voient confier une nouvelle mission : tester un psychotrope
étonnant, qui provoque des hallucinations et des tendances au suicide chez les
êtres humains. Il s’agit du LSD, découvert quelques années plus tôt par un
autre Hoffmann, Albert cette fois, dans les laboratoires Sandoz de Bâle.
Son utilisation devait, selon Son principal promoteur L. Wilson Greene, rendre
possible une guerre plus humaine. L’objectif est en effet au départ de
déterminer si l’on peut avoir recours au LSD et à une soixantaine d’autres
psychotropes pour mener une guerre « psychochimique » destinée à
affaiblir la population et les troupes ennemies. Mais progressivement, avec la
montée en puissance de la Guerre froide et la multiplication des opérations de
contre-insurrection, la CIA s’accapare le projet et le focalise sur la conduite
des interrogatoires et les moyens de briser la résistance psychologique de
l’interrogé, de provoquer des dissociations psychologiques et des états
d’amnésie.
Les sources d’informations de la CIA pour la
guerre chimique étaient essentiellement des scientifiques allemands ayant
travaillé pour l’IG Farben (la société qui produisait le gaz Zyklon B utilisé
dans les camps de concentration), comme Walter Reppe, son ancien chimiste en
chef, que les États-Unis tentent de récupérer en vain en 1948, alors qu’il
travaille déjà pour les Britanniques. Un vaste recensement des plantes
psychotropes est entrepris par Friedrich Hoffmann afin de mettre au point le
« sérum de vérité » idéal.
On donne également d’importantes doses de LSD à
des soldats-cobayes d’Edgewood avant de les soumettre à des interrogatoires
agressifs qui provoquent chez eux des états de peur intense, voire dans certains
cas des convulsions, de l’épilepsie ou des crises de paranoïa aigües laissant
de nombreuses séquelles.
Les recherches sur l’amnésie, quant à elles,
aboutirent à l’utilisation du Sernyl (SNA), connu également sous le nom de PCP
ou « poussière d’ange », qu’on administrait par voie orale ou en
aérosol à des soldats pendant qu’ils marchaient sur une trépigneuse. Accès de
folie intense, amnésie totale et autres comas furent observés dans les
laboratoires d’Edgewood.
Parmi les plus virulents nazis de Paperclip à
avoir participé aux recherches sur la guerre chimique et psychologique,
figurait également l’ancien brigadier-général Walter Schieber (employé pendant
10 ans), qui avait supervisé les usines d’armement françaises sous
l’occupation, les usines allemandes employant des STO et le programme nazi de
guerre chimique. Emprisonné en 1945 car suspecté de crimes de guerre, il sauve
sa peau en rédigeant des rapports sur la guerre chimique pour l’US Army, en se
présentant comme témoin vedette à Nuremberg pour être intégré à Paperclip en
1947.
Dans la seule période entre 1955 et 1975, sept
mille soldats furent utilisés comme cobayes involontaires ; gazés,
asphyxiés, drogués pour les recherches sur le contrôle du cerveau.
Un élément d’une politique
La fin de l’aventure est piteuse. À partir du
début des années 1970, les crédits militaires accordés aux programmes des
scientifiques Paperclip diminuent. En 1971, des restrictions budgétaires
touchent durement le programme spatial, et tout particulièrement les ingénieurs
allemands. Arthur Rudolph prend sa retraite, recevant au passage la plus haute
distinction de la NASA, la Distinguished Service Medal. La même année, Wernher
von Braun est contraint de témoigner devant des procureurs d’Allemagne de
l’Ouest chargés d’enquêter sur les crimes commis au camp de concentration de
Dora. Peu après, il doit abandonner son rêve secret de devenir administrateur
général de la NASA. En 1974, c’est au tour de Kurt Debus de prendre sa
retraite. Dix ans plus tard, en 1984, alors que ressurgissent les accusations
de crime de guerre à l’encontre d’Arthur Rudolph, ce dernier est contraint de
quitter les États-Unis pour Hambourg.
Au total, les différents programmes de
l’Opération Paperclip ont mobilisé près de 1500 scientifiques nazis pour lutter
contre l’URSS. Ils attestent du choix de l’état-major interarmes des États-Unis
de collaborer avec le parti nazi malgré le veto du président Roosevelt. Un
choix ultérieurement validé par le président Truman et hissé au niveau d’une
politique fédérale systématique. En effet, sous le contrôle du Conseil de
sécurité nationale, des opérations similaires sont conduites parallèlement dans
d’autres domaines pour récupérer et intégrer les cadres nazis ainsi que les
cadres du système militaire nippon dans l’appareil de sécurité des États-Unis
ou pour les employer dans des opérations secrètes à l’étranger.
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